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De l'importance d'indicateurs partagés

L’exemple suivant, tiré de l’actualité Covid, illustre les problèmes de ne pas avoir d’indicateurs clairement définis et communs à tous les interlocuteurs.

Une vidéo révélatrice

Dans une interview à CNews le 23 décembre 2021, l’épidémiologiste Laurent Toubiana déclare que dans la semaine du 13 décembre au 19 décembre, il n’y a eu que 40 malades du COVID pour 100 000 habitants en France.

La source donnée à l’antenne, le rapport du réseau Sentinelles fourni exactement l’indicateur suivant :

39 patients vus en consultation de médecine générale et pédiatrique présentant une IRA * et testés positifs au COVID 19

* Infection Respiratoire Aiguë définie par une apparition brutale de fièvre (ou sensation de fièvre) et de signes respiratoires.`

On peut comprendre que l’épidémiologiste résume cette longue définition en malades pour ne pas perdre son auditoire.

Mais est-ce bien rigoureux ? Existe-t-il une autre définition de l’indicateur ”malades” ?

A en croire sa réaction, la journaliste ne partageait pas la même définition du mot malade ou, en tout cas, elle n’en avait pas la même image.

Définition et historique

Un malade est une personne dont la santé est altérée […] qui éprouve un malaise. 1

Le réseau Sentinelles suit le taux d’incidence de nombreuses maladies comme la grippe, les diarrhées, les oreillons … certaines depuis près de 30 ans, et toujours avec la même méthodologie.

Donc, l’utilisation du mot malades par Laurent Toubiana semble parfaitement fondée puisque le réseau Sentinelles mesure le taux d’incidence de la maladie COVID. L’utiliser présente, en outre, l’avantage de comparer cette maladie aux autres maladies surveillées.

Et pourtant, cette interview va faire polémique dans certains médias…

Le fact checking entre en scène

Dès le lendemain, plusieurs sites de fact-checking ont réfuté l’affirmation :

Aucun de ces articles ne prétend que le chiffre cité par Laurent Toubiana est faux. Ils ne sont simplement pas d’accord sur la définition de l’indicateur avancé par l’épidémiologiste.

Tour d’horizon des “contre définitions” proposées par les fact-checkeurs :

Un malade est un cas

Selon le dernier bulletin épidémiologique de Santé publique France, le taux d’incidence pour la même semaine était de 550 pour 100.000 Français. Un chiffre treize fois plus élevé ! (LCI)

Ce taux d’incidence compte les fameux cas soit les tests PCR ou antigéniques positifs pour 100 000 habitants.

Il est suggéré ici qu’il ne peut pas y avoir 40 malades puisqu’il y a 550 cas (!). Bien que ce soit l’indicateur le plus utilisé par les médias et le gouvernement, il semble largement abusif de considérer comme malades toutes les personnes avec un test COVID positif. Sauf à considérer les asymptomatiques comme des malades et à faire sienne la citation suivante :

Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore (Louis Farigoule)

Un malade est un cas symptomatique (étude SPF)

En effet, comme nous l’expliquions récemment, près de la moitié des personnes testées positives sont asymptomatiques. (Libération)

Ce ratio de 50% de cas symptomatiques parmi les cas positifs vient des questionnaires accompagnant les tests entre le 6 et le 12 décembre et publiés par Santé publique France.

Une personne se fait tester, coche la case “j’ai des symptômes”, et si le test est positif, est considérée comme malade. C’est un indicateur potentiellement intéressant, mais il ne semble pas aussi rigoureux que celui employé par Laurent Toubiana pour 2 raisons principales :

  • les symptômes ne sont pas clairement définis et à l’appréciation du patient (avec potentiellement une sur déclaration)
  • l’indicateur ne permet pas de comparaison avec les autres maladies puisque aucune n’est suivie par une campagne de tests aussi massive

Un malade est un cas symptomatique (étude JAMA)

De plus, une récente étude du JAMA Network révèle que 59,5% des cas covid sont symptomatiques (malades donc). (Factandfurious)

L’étude en question est une méta analyse de 95 études mesurant les cas symptomatiques parmi les cas positifs.

Cette estimation de la part des symptomatiques souffre de plusieurs défauts :

  • la plupart des études ont été menées en 2020 et sont donc potentiellement obsolètes face aux variants actuels et futurs
  • une très grande hétérogénéité des résultats est observée (entre 3,7% et 87,5% d’asymptomatiques !) - voir la Figure 2 des annexes
  • 18 études sur 95 trouvent un taux d’asymptomatiques de 100% ! Elles ont été purement et simplement exclues de l’analyse

Among 95 studies, 18 were excluded because that the percentage of asymptomatic infections among the confirmed population was 100%

C’est quoi un malade COVID alors ?

La question posée par ces articles pourrait se résumer à “définir à partir de quand on peut considérer une personne comme malade du COVID” :

  1. dès qu’elle a un test positif
  2. dès qu’elle a théoriquement des symptômes selon une méta analyse
  3. dès qu’elle déclare avoir des symptômes
  4. dès qu’elle va voir un médecin généraliste ou un pédiatre

L’épidémiologiste a sa définition (la 4) qui offre les avantages suivants :

  • rigoureuse, objective et simple
  • avec un long historique
  • permet la comparaison avec d’autres maladies

Les autres arguments contre Laurent Toubiana

Les fact-checkeurs reprochent également à Laurent Toubiana d’ignorer les hospitalisations et les passages aux urgences.

Mais les données du réseau Sentinelles sont intégrées à la surveillance nationale globale coordonnée par Santé publique France, et donc, ne recensent pas les données relatives au Covid-19 dans le milieu hospitalier ou en Ehpad. (20 minutes)

Soit parce qu’elles passent par les urgences ou le Samu … (Libération)

L’argument me semble malhonnête pour la simple et bonne raison que ces 2 indicateurs (hospitalisations et passages aux urgences) existent déjà et sont facilement accessibles dans le dernier point épidémiologique de Santé publique France. D’ailleurs, les rares fact-checkeurs a avoir donné ces chiffres ne l’ont pas fait avec la même échelle (pour 100 000 habitants) ce qui aurait permis de voir que le chiffre de 40 malades est cohérent et complémentaire avec :

  • 12 passages aux urgences pour 100 000 habitants
  • 11 nouvelles hospitalisations pour 100 000 habitants

On trouve d’ailleurs quelques informations intéressantes :

  • 5% des malades sont hospitalisés à l’issue de leur consultation chez le médecin (2 pour 100 000 habitants) 2
  • 40% des passages aux urgences finissent en hospitalisation (5 pour 100 000 habitants) 3

Naufrage du journalisme

Imaginez définir un indicateur entre experts, le suivre pendant près de 30 ans et le voir redéfini par des fact-checkeurs à la faveur d’une crise sanitaire.

Bienvenue dans le journalisme 3.0 : le FAST-checking.

Ces réfutations coordonnées semblent tellement convaincantes au premier abord qu’elles peuvent induire en erreur les lecteurs et délégitimer à leurs yeux la parole de Laurent Toubiana. Beaucoup n’iront pas vérifier les sources et se laisseront convaincre à coup de définitions imprécises et d’alternance jusqu’à l’indigestion de chiffres absolus et relatifs sans lien avec l’indicateur avancé.

Pour tenter d’y voir plus clair, j’ai réalisé le tableau de bord hebdomadaire suivant que j’essaierai de mettre à jour régulièrement.

Les grands principes de ce dashboard sont les suivants :

  • synthétiser les données publiques sourcées ayant un impact sur le système médical
  • grouper les données par semaine pour lisser les écarts journaliers
  • exprimer les indicateurs sur la même base relative pour pouvoir les comparer entre eux (pour 100 000 habitants)

Dashboard Covid